Déjeuner en L’honneur
de Gilles Montègre

Gilles Montègre

Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, à l’occasion de la publication du livre Ephémérides romaines du voyageur François de Paule Latapie (Garnier). A l’issue du déjeuner, M. Montègre nous entretiendra sur le sujet suivant :

Voyage dans la Rome du siècle des Lumières

Rédigées entre 1774 et 1777, les Ephémérides du savant bordelais Latapie constituent le journal de voyage en Italie le plus complet qu’un Français ait écrit au cours du XVIIIème
siècle. A la faveur de ce manuscrit longtemps oublié et édité aujourd’hui pour la première fois, c’est une autre histoire de Rome qui se dessine, une autre géographie des Lumières qui se fait jour.
Le prix du déjeuner est fixé à 75€ par personne. Les membres intéressés sont priés de téléphoner au 01 42 71 41 71 pour réserver leur place puis d’envoyer un chèque à l’ordre de
l’Association. Les réservations non accompagnées d’un chèque ne seront pas prises en compte.


Discours de Gilles MONTÈGRE

Voyage dans la Rome du siècle des Lumières
Autour des Éphémérides romaines de François de Paule Latapie


L’histoire que je vais vous raconter aujourd’hui, avant d’être celle de Rome et de l’Italie, est d’abord celle d’un manuscrit de voyage que l’on croyait perdu.
L’aventure de sa redécouverte a commencé un jour de l’année 2003, tandis que je faisais ma thèse consacrée aux Français dans la ville éternelle à l’époque de l’ambassade du cardinal de Bernis. Le directeur des presses de l’Ecole française de Rome m’avait alors confié la mission de retrouver le manuscrit d’un voyageur dont on ne connaissait l’existence qu’à travers une copie tardive et imparfaite conservée dans les archives bordelaises.
J’ai donc cherché à remonter la piste familiale des descendants de ce mystérieux voyageur, jusqu’à ce que je tombe, un jour de 2008, dans une belle propriété viticole des environs de Saint-Emilion, sur les originaux des 14 cahiers de voyage de François de Paule Latapie. Ce personnage, largement oublié lui aussi, n’était guère connu avant la découverte de ce manuscrit que par les archéologues spécialistes de Pompéi, en tant qu’auteur du premier plan des fouilles de l’antique cité ensevelie par le Vésuve. La précision et la richesse documentaire de ce plan, qui va être exposé pour la première fois cette année au Musée archéologique de Naples, laissait augurer une documentation d’une richesse exceptionnelle si l’on parvenait à retrouver l’intégralité des écrits de ce voyageur en Italie.
Il n’est donc pas exagéré de dire que la découverte de ce manuscrit m’a fait subir un choc archivistique comme il n’en arrive qu’une fois ou deux dans une vie d’historien. En transcrivant et en étudiant ces 14 cahiers, j’ai en effet découvert que la lecture de ces Éphémérides promettait aux passionnés du Bel paese des heures savoureuses, car elles forment le journal d’Italie le plus complet qu’un Français ait produit au cours du XVIIIe siècle. Pour les passionnés du siècle des Lumières, cette lecture résonne comme un écho de l’inextinguible soif de liberté qui marque la civilisation européenne dans les derniers siècles de l’Ancien Régime. Pour les passionnés des voyages enfin, cette lecture s’avère fascinante car l’auteur du manuscrit s’avère quotidiennement habité par un goût de l’exploration et de la découverte.
Alors, comment expliquer que ce manuscrit si riche et si passionnant ait échappé au radar des historiens plus de deux siècles durant ? Evoquerai brièvement 3 points successifs : l’originalité du manuscrit lui-même, sur ce que l’on sait désormais de son auteur, et sur ce qu’il nous apprend sur l’histoire de Rome et de l’Italie au XVIIIe siècle.

1) Histoire d’un manuscrit retrouvé

En choisissant le terme d’Éphémérides pour qualifier son journal de voyage à travers l’Italie, l’auteur du manuscrit laisse entrevoir son ambition démesurée de réaliser un transfert des observations systématiques du ciel aux observations de tout ce qui se trouve à la surface du globe. Nés de la plume d’un observateur obsessionnel des hommes et de la nature, les 14 cahiers qui composent les Éphémérides témoignent ainsi d’une ambition de saisie globale du réel, qui apparaît bien représentative de la culture des Lumières.
Comment cette ambition se traduit-elle dans l’écriture du manuscrit ? Subtil entrelacement de quatre régimes d’écriture, qui est peut-être un début d’explication sur le fait que le manuscrit soit resté inconnu et dissimulé des siècles durant.
Un récit de voyage. A placer dans le sillage des rares récit de voyage en Italie qui sacrifient à la pratique exigeante d’une écriture quotidienne, suivie et sur le vif, ne souffrant que très peu de repentirs. Cas // du journal d’Italie de Montesquieu ou de celui Goethe. Par son intensité descriptive, le manuscrit des Éphémérides constitue une source précieuse tant pour l’histoire des représentations que pour l’histoire matérielle du voyage. Par-delà les sensations nouvelles nées du contact avec les sites naturels ou les monuments de la péninsule, l’auteur du manuscrit restitue la dimension d’altérité que revêt l’Italie pour un Français du XVIIIe siècle à travers la perception de manières distinctes de cuisiner, de s’habiller, de compter les heures ou d’envisager les relations amoureuses. Mais le manuscrit des Éphémérides n’a pas pour seul objectif de restituer une itinérance.

Un carnet savant

Un carnet savant qui ambitionne de décrypter l’espace naturel italien dans ses moindres anfractuosités, des collines de Rome aux pentes du Vésuve en passant par les rivages de l’île de l’Elbe et les profondes vallées toscanes. Idée que le voyage au XVIIIe siècle ne se réduit pas à une pratique d’éducation culturelle, mais doit s’ouvrir à une enquête de terrain permettant un accroissement global des connaissances humaines. Les 14 cahiers qui composent ces Éphémérides forment donc à la fois les lunettes par lesquelles le voyageur voit le monde, et le support par lequel il pourra un jour prétendre en restituer la juste connaissance.
En ce sens les Éphémérides forment authentiquement ce que le sociologue des sciences Bruno Latour appelle un « mobile immuable » : j’écris tout ce que je vois, donc je pourrai un jour, ailleurs, revoir mentalement tout ce que j’ai écrit.
Un journal d’événements. Un journal d’événements, nom que les historiens ont donné à ces écrits dans lesquels des particuliers relataient les événements extérieurs dont ils étaient les témoins indirects ou oculaires. Le manuscrit des Éphémérides s’avère alors particulièrement intéressant parce qu’il permet d’envisager comment sont perçus depuis l’Italie, c’est à dire de manière décentrée, les événements marquants du début du règne de Louis XVI, mais également les relations internationales au temps de la rivalité franco-anglaise et de la guerre d’indépendance américaine.
L’auteur des Éphémérides se met ainsi en scène comme un véritable observateur naturaliste des faits sociaux. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre son habitude étonnante de restituer avec précision dans son journal le contenu des détaillé conversations, débats et polémiques entendus dans la bouche de ses divers interlocuteurs. Le fait avec d’autant plus d’aisance qu’il a rapidement acquis la maîtrise de la langue italienne, grâce à des leçons prises à marche forcée auprès d’un maître de langue rencontré à Rome. Donne lieu à quelques quiproquos langagiers que l’auteur du manuscrit restitue avec malice, comme cette équivoque se fondant sur la confusion entre le pronom personnel italien vi, et le vit servant au XVIIIe siècle à désigner le sexe masculin

« Une dame qui faisait apprendre l’italien à son fils, l’invita un jour qu’il était descendu avec son maître, à réciter quelques compliments en italien. L’enfant commença à peu près ainsi :
« – Vorrei vi ringraziar etc.
Fi donc, dit le maître, ce n’est pas là du bon italien. On dit : Vorrei ringraziarvi.
Mais pourquoi cela Monsieur ?
– Madame il n’y a pas d’autre raison que l’usage, vous autres Français mettez le vi devant, et nous autres Italiens le mettons derrière ».

Par-delà ces anecdotes scabreuses ou humoristiques, les conversations rapportées par l’auteur des Éphémérides reflètent la dimension intime qui se niche au cœur du manuscrit.

Un journal intime

La publication des notes personnelles de Stendhal nous a familiarisés avec l’idée que l’Italie constituait un théâtre privilégié pour une rencontre du sujet-écrivant avec lui-même. Mais qu’en est-il de ce processus à l’époque où le voyageur qui compose les Éphémérides parcourt la péninsule ? Comme l’a montré Philippe Lejeune dans un ouvrage récent, la deuxième moitié du XVIIIe siècle correspond précisément à la période où le genre du journal personnel fait en France son apparition. Composées par un botaniste comme Rousseau prétendait l’être à ses heures perdues, les Éphémérides portent par leur titre même cette ambition d’un transfert des cycles météorologiques aux cycles de l’âme. L’intime trouve refuge dans des paragraphes mis entre crochet par l’auteur du manuscrit, et plus encore dans un alphabet secret qu’il a lui-même imaginé pour dissimuler à un lecteur potentiel les passages les plus inavouables de son récit. Exemple d’une soirée libertine romaine entre voyageurs français à Rome, rapporté à la date du 19 juin 1775 en alphabet crypté (transcris dans l’édition en lettres capitales). Mais le voyageur crypte également son manuscrit pour y enregistrer l’inconsistance profonde de son âme, troublée par une désillusion sentimentale antérieure à son départ pour l’Italie. « Tout ce qui a le moindre trait à mon âme blessée m’afflige et m’attache pourtant », écrit-il un jour. L’art, l’histoire et les héros de l’Italie sont dès lors envisagés comme de lointains mais puissants échos aux tourments de son être intérieur.
Ce manuscrit retrouvé emprunte donc à la fois au récit de voyage, au carnet savant, au journal d’événements et au journal intime, rendant de la sorte impossible la publication de ce voyage expérimental à travers l’Italie du vivant même de son auteur. Et c’est bien cette singularité qui confère au manuscrit un caractère précurseur : véritable naturaliste-écrivain du XVIIIe siècle, l’auteur des Éphémérides annonce à sa manière les écrivains-naturalistes du XIXe siècle.
Qui est l’auteur de ce manuscrit si inclassable et si singulier ?

2) Qui est l’auteur des Éphémérides ?

Avant que je ne redécouvre les Éphémérides, leur auteur n’était pas totalement inconnu. Son nom résonnait et résonne toujours familièrement à l’oreille des habitants de la commune de La Brède, où Latapie a fondé quelques semaines avant sa mort en 1823 une Rosière annuelle visant à perpétuer auprès des habitants la mémoire de Montesquieu en récompensant une jeune fille de la commune reconnue pour « la pureté de ses mœurs » et pour « sa piété filiale ».
Désireux de remémorer à ses contemporains l’héritage des libertés légué par le XVIIIe siècle qui l’avait vu naître, l’auteur des Éphémérides mérite donc en
premier lieu d’être considéré comme un enfant des Lumières.

Un enfant des Lumières

Latapie n’aurait jamais accédé à l’éducation et à la notoriété qui lui permirent de composer le manuscrit des Éphémérides, s’il n’avait dans son enfance croisé la route de l’un des plus célèbres philosophes français du XVIIIe siècle, l’auteur de l’Esprit des lois et des Lettres persanes, Charles de Montesquieu. En 1733, le père de notre voyageur héritait de la charge de notaire et homme de loi attaché à la seigneurie de La Brède, dont Montesquieu est l’illustre détenteur. François de Paule naît quelques années plus tard, en 1739, et sans que l’on s’en explique bien la raison, ses parents remettent presque entièrement leur premier enfant aux bons soins de la famille Montesquieu. Certains ont voulu y voir le signe d’une bâtardise, faisant de Latapie le fils naturel de Montesquieu. Peu probable en réalité. Relation à envisager avant tout sous le sceau de la transmission et de l’amitié. Latapie ne tarde pas en effet à devenir l’ami et le secrétaire particulier de l’unique fils de Montesquieu, Jean-Baptiste de Secondat. C’est à ce fils, terrassé par l’aura de l’image posthume de son père, et qui se terre dans son château de La Brède sans oser partir à la découverte du monde, que Latapie offrira en se rendant en Italie un véritable voyage par procuration. C’est donc en terme de capital social mais aussi de capital culturel qu’il faut envisager les bienfaits que cet enfant du peuple put tirer de la fréquentation de la famille Montesquieu. C’est la raison pour laquelle je suis particulièrement honoré d’être aujourd’hui à cette table entouré du baron Henry de Montesquieu et d’Anne-Marie Latapie, qui font revivre par leur présence une amitié ancienne de trois siècles.
Une éducation à la croisée des lettres et des sciences
Plusieurs théâtres. Château de La Brède : C’est dans la prestigieuse bibliothèque formée par le président Montesquieu que Latapie cultive une passion naissante pour les lettres classiques et les langues anciennes. Théâtre de Paris, où Latapie arrive en 1766 à l’âge de 26 ans en qualité de précepteur des enfants de l’intendant bordelais Charles-Robert Boutin. La formation éclair aux sciences naturelles qu’il y acquiert révèle toutes les potentialités d’un espace public des savoirs, qui fait de Paris une « ville promise » tant pour les savants que pour les philosophes. Paris aussi théâtre d’apprentissage des codes et des usages de la sociabilité mondaine, qui s’avèreront très utiles à Latapie dans les capitales italiennes. Grâce aux recommandations de la famille Montesquieu, Latapie a l’opportunité de fréquenter et de briller dans les plus célèbres salons parisiens des années 1770, celui en particulier de Madame Geoffrin, et celui de sa fille la marquise de La Ferté Imbault. Mais la vie parisienne peut aussi s’avérer cruelle et difficile lorsque les perspectives professionnelles manquent et que l’on n’accepte pas d’être le subordonné des Grands. Ce qui fait de Latapie un moderne, c’est qu’il est avant tout, comme cela perce à chaque page de son manuscrit, un amoureux de la liberté.

Un amoureux de la liberté

Chacun est dominé par ses goûts. Le mien est la liberté extrême. Je veux toujours pouvoir me dire : je verrai ceci, j’irai là si je veux.
Ce principe de liberté, appliqué à l’expérience de soi comme à l’expérience du monde, Latapie l’éprouve à l’occasion de ses voyages : lors de son premier en Angleterre en 1770, et plus encore lors de son grand voyage de 2 ans à travers la péninsule italienne, qui va donner lieu à la rédaction des Éphémérides.
D’une certaine manière, le voyage italien de Latapie offre un contre-modèle du Grand Tour traditionnel. Celui-ci ne répond pas en effet à un principe de découverte mais à des itinéraires toujours étroitement fixés à l’avance, tant par des exigences de reconnaissance sociale et culturelle que par des héritages qui privilégient les capitales du nord de la péninsule. Latapie voyage lui conformément à un idéal de découverte de territoires inexplorés. C’est pourquoi ses itinéraires privilégient les marges méridionales et insulaires de la péninsule, encore peu connus de ses contemporains. C’est pourquoi aussi son cheminement privilégie à chaque fois que cela lui est possible le voyage à pied au détriment du voyage en carrosse.
Grâce à cette nouvelle manière de voyager, grâce à cette nouvelle manière d’écrire son voyage, Latapie s’impose au sein du vaste milieu des voyageurs des Lumières comme un témoin à nul autre pareille, susceptible de porter à la connaissance des historiens une nouvelle vision de l’Italie du XVIIIe siècle, et de Rome en tout premier lieu.

3) Un nouvelle vision de Rome et de l’Italie à l’époque des Lumières

Parti de Bordeaux le 24 octobre 1774, Latapie traverse d’abord le sud de la France, et ne dissimule pas son journal son impatience de gagner la ville éternelle : « J’aurais bien envie de parcourir la Toscane avant d’aller dans la ville sainte, mais je suis sottement tourmenté comme un enfant du désir de voir Rome dans la semaine sainte, surtout dans cette année de jubilé ».
Latapie demeurera à Rome près de 6 mois durant. Le tableau que les Éphémérides nous renvoie la Rome du siècle des Lumières est en tout point différent de celui d’une belle endormie, entrée en décadence après avoir connu les fastes de la Renaissance et du Baroque, comme une vieille historiographie l’a longtemps soutenu.

Une ville ouverte et cosmopolite

Les Éphémérides romaines restituent un tableau saisissant de cette Rome à la croisée des chemins, de cette capitale religieuse bouleversée par les pratiques culturelles sécularisées des Lumières, que les voyageurs et les diplomates étrangers ont largement contribué à importer. Parmi ces diplomates, la première place revient au cardinal de Bernis, à la connaissance duquel les Éphémérides de Latapie contribue de manière décisive. Parle avec d’autant plus de plaisir en présence de Robert et Patricia de Bernis, qui m’ont généreusement ouvert l’accès aux archives personnelles du cardinal sur lequel je suis en train de préparer mon prochain livre. Latapie ne déjeune pas moins de 42 reprises à la table de l’ambassadeur, et nous rapporte presque à chaque fois les conversations intimes du diplomate : « Son caractère paraît doux, affable et gai, et ce que je trouve d’admirable en lui c’est qu’il semble oublier qu’il est ambassadeur et cardinal, et ne s’occuper que de la personne à qui il parle ». Grâce à Latapie, on comprend comment Bernis parvient à faire triompher à Rome un ambitieux programme de diplomatie culturelle, reposant sur un usage politique de l’hospitalité, de la gastronomie et de l’amour des arts. Latapie dévoile aussi une Rome où les femmes donnent le ton de la vie culturelle et mondaine. Cette place est une conquête récente dans la ville des papes, comme on peut s’en rendre compte en confrontant le journal de Latapie avec celui de Montesquieu. En 1729 ce dernier écrivait en effet : « Ce qu’il y a de singulier à Rome c’est de voir une ville où les femmes ne donnent pas le ton ; elles qui le donnent partout ailleurs. Ici ce sont les prêtres ». Moins de cinquante ans plus tard, les Éphémérides révèlent l’intensité du processus de féminisation des circuits de la vie culturelle romaine. Un carrefour européen des arts et des cultures Parle ici sous le contrôle de Maria Teresa Caracciolo, qui est une éminente spécialiste de la Rome artistique du XVIIIe siècle. Au moment où Latapie la découvre en 1775, Rome s’est imposée comme un espace public et cosmopolite du goût artistique, artistes ou amateurs de toute l’Europe venant y observer observer à leur guise les statues antiques incarnant ce Beau idéal théorisé par Winckelmann et placé à la source de l’esthétique néoclassique. L’intérêt des Éphémérides est de nous donner une juste mesure de la foisonnante géographie artistique romaine, qui ne se réduit pas à la présence de grandes Académies comme l’ancêtre de la Villa Médicis, mais qui se déploie à la faveur de multiples colonies étrangères disséminées au nord de la ville. Logé dans le quartier cosmopolite de la place d’Espagne, Latapie nous livre la description d’une véritable bohême artistique, dont l’effervescence n’aurait rien à envier à celle du Montparnasse de l’entre-deux guerres. Il témoigne d’abord par sa visite des ateliers de la profonde interdépendance qui lie les artistes romains et étrangers aux groupes des voyageurs. Il livre ensuite des clefs de compréhension des débats esthétiques autour desquels se cristallisent les rivalités entre écoles artistiques nationales dans la Rome des arts, en particulier entre l’Ecole française, l’Ecole romaine et l’Ecole allemande.

Une ville ressource pour les hommes de science

Pour les hommes de science du XVIIIe siècle, Rome s’impose en effet comme une ville ressource à nulle autre pareille : un espace ramassé dans le périmètre étroit duquel ils peuvent aller quérir un vaste ensemble de connaissances sur l’antiquité mais également sur le passé et le présent des civilisations lointaines. Rome tire ce caractère de ville ressource du double héritage qui forge son identité culturelle : foyer de la culture gréco-latine, elle est en même temps l’épicentre vers lequel convergent les savoirs issus des réseaux missionnaires catholiques développés en Asie et en Amérique. La Rome savante apparaît d’abord comme une ressource irremplaçable à Latapie compte tenu du nombre et de la variété de ses bibliothèques. Mais elle l’est aussi compte tenu de la place laissée à la nature dans le tissu métropolitain romain. « J’aime à cueillir sur le Colisée l’acanthe et le câprier. C’est un plaisir double en ce qu’il tient aux antiquités et à l’histoire naturelle ». Herboriser ou repérer des inscriptions antiques : ces gestes relèvent pour Latapie d’une même appropriation cognitive, marquée au sceau d’une même ambition classificatrice des œuvres des hommes comme des productions de la nature.
L’invitation à la découverte d’une autre Italie Me réfère ici à la dernière partie du volume ici publié, consacré au séjour de Latapie en Toscane. Pour désigner les contraintes nouvelles qui s’imposent à sa pérégrination peu après son départ de Rome, Latapie emploie une expression qui semble préfigurer le titre que Carlo Levi donna en 1945 à son célèbre roman autobiographique Le Christ s’est arrêté à Eboli : « Emprunter des chemins où Dieu ne passa jamais ». De fait, il existe une Italie qui est absente de la plupart des écrits de voyage de l’époque : cette Italie c’est celle des petits pays clos éloignés des routes de poste, celle des paysans, des villageois et des artisans locaux porteurs d’infimes et ancestraux savoir-faire, celle enfin des espaces méridionaux et insulaires qui n’ont pas encore été intégrés à la cartographie européenne des savoirs sur la péninsule. En ce sens, le savant voyageur qu’est Latapie constitue un témoin précoce et privilégié de cette « humble Italie » qui apparaîtra au grand jour au terme de ces accouchements difficiles que seront le processus d’unification nationale au XIXe siècle, puis le miracle économique de l’après seconde guerre mondiale.
L’intérêt que le voyageur manifeste à l’égard de ces espaces n’est jamais dissociable de celui attaché aux hommes et aux femmes qui l’habitent. Pour autant la captation des savoir-faire auprès des habitants et artisans locaux n’est pas une chose aisée. Ce que les Éphémérides nous donnent à voir, c’est donc aussi l’entrechoquement entre deux cultures et deux régimes de transmission des connaissances : d’un côté un régime local marqué par la transmission orale et interpersonnelle des gestes et des savoirs, d’un autre côté un régime qui se veut universel, marqué par l’ambition des philosophes et des savants des Lumières d’un inventoriage global et collectif de la nature.

Conclusion

Immédiatement après avoir reçu par lettre les premières nouvelles de son voyage en Italie, le fils de Montesquieu écrivait à son ami François de Paule Latapie : « Je m’étais bien attendu toujours que vous voyageriez en philosophe, en homme de lettres, en observateur de tout genre, surtout en observateur d’hommes ». De fait la capacité d’action mise en œuvre par Latapie au travers de son manuscrit de voyage tient à son aptitude à observer toute chose et toute personne en toute liberté. Bien entendu cette distance et cette liberté revendiquées au péril de la réputation et de la carrière n’appartiennent pas en propre à Latapie mais au siècle qui l’a vu naître, celui des Lumières. La lecture du manuscrit des Éphémérides, dont la partie romaine est publiée aujourd’hui pour la toute première fois, ne vient donc pas seulement enrichir et densifier la compréhension du foisonnant corpus des écrits de voyage sur Rome et sur l’Italie. Cette lecture agit aussi comme un manifeste vivant et vibrant de ce que sont les Lumières, au sens où leur appropriation nous est donnée à voir dans ses formes les plus immédiates, les plus sensuelles, et donc les plus touchantes à nos yeux.

Gilles MONTÈGRE
Université Grenoble Alpes
gilles.montegre@univ-grenoble-alpes.fr